Mélanie Vachon est professeure au département de psychologie de l’UQAM, chercheuse au Réseau québécois de recherche en soins palliatifs et de fin de vie (RQSPAL) et au Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, les enjeux éthiques et les pratiques de fin de vie (CRISE). Aujourd’hui, elle met sa casquette d’experte sur la question du deuil pandémique.
Pouvez-vous définir la notion de deuil?
Elle se définit par les trois énoncés suivants :
1. Le deuil est une série de réactions
À la suite de la perte d’un être cher, on a des réactions physiques (engourdissement, lenteur, agitation, etc.) et émotionnelles (peine, colère, sentiment d’injustice, etc.). Parmi tout ça, il peut y avoir aussi de la confusion, des difficultés à s’alimenter, à se replonger dans le quotidien, et plus encore.
2. Le deuil est un processus
Souvent, on est pris avec le mythe que le deuil est un processus par étapes avec une séquence ou une fin prédéfinie. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas d’étapes dans le deuil: il est nécessaire de déboulonner ce mythe. C’est un processus d'oscillations, de hauts et de bas, de montagnes russes. Une personne peut craquer dès le début de son deuil, puis se sentir comme engourdie pendant un certain temps, comme si elle avançait sur le pilote automatique, puis ressentir encore une grande vague de chagrin et craquer de nouveau… ou pas. Une autre ne vivra pas d’engourdissement émotionnel…
J’aime donc mieux parler de processus d’oscillations. Il s’agit d’une espèce de mouvement entre notre peine, le souvenir de notre vie d’avant et le manque éprouvé par la perte d’un être cher. Tout revient progressivement à la normale. Notre vie, elle, continue, et il faut apprendre à vivre sans l’autre. Au fil du temps, on va mieux, même s’il reste encore beaucoup de hauts et de bas.
3. Le deuil est une forme de travail
On parle souvent du « travail du deuil ». Quelle est la principale tâche de l’endeuillé en réalité? C’est d’arriver à transformer la relation qu’il avait avec la personne décédée. Il doit passer d’une relation concrète, réelle, ancrée dans la vie de tous les jours à une relation plutôt symbolique, ancrée dans la mémoire et les souvenirs.
On peut continuer à aimer une personne décédée. Le fait de ne pouvoir l’aimer concrètement ne signifie pas que notre amour soit mort. De plus, si la personne est décédée en nous aimant, on sent qu’elle continue à nous aimer, quelque part, même si elle n’est plus là. On ne perd donc pas cet amour. Ce qu’on perd, c’est le concret de la présence. Il faut apprendre à vivre avec cette transformation du lien.
Pourquoi le deuil est-il différent en temps de pandémie?
Ce qui, de façon générale, est particulier avec la pandémie, c’est que l’accompagnement des patients en fin de vie se fait en fonction des mesures de santé publique et non selon les valeurs des personnes qui meurent et celles des personnes qui survivent. Le deuil aussi s’en trouve affecté.
Mes précédentes recherches ont mis en lumière le fait que lorsqu’un de nos proches est en fin de vie ou est malade et qu’on est à son chevet, qu’on accompagne sa souffrance et qu’on lui offre les conditions de décès souhaitées, ça nous aide à traverser le deuil. Parce que même si l’autre est parti, on se dit : « J’ai tout donné, j’ai fait mon maximum. On a vécu ça ensemble. Je l’ai accompagné jusqu’à la fin. »
Or, en temps de pandémie, ce n’est pas possible. Donc, ce qui caractérise le deuil en temps de pandémie, c’est la rupture de contact. En raison des mesures de santé publique, dans certains cas, il y a des personnes malades ou hébergées et des proches aidants qui ne se sont pas vus pendant des semaines, voire des mois, alors qu’elles se rencontraient chaque jour avant.
Dans certains cas, des gens n’ont même pas pu voir la personne une dernière fois. Ils l’ont peut-être fait par Skype ou lui ont parlé au téléphone, mais ils n’ont pas pu être là physiquement. Il y a une incohérence et une souffrance morale. Tout ça a fait naître beaucoup de regrets, de frustration, de souffrance et de culpabilité chez de nombreuses personnes.
En quoi ne pas voir le corps d’un proche décédé affecte notre deuil?
En effet, dans le deuil pandémique, on ne voit pas le corps de la personne décédée. Souvent, les patients – surtout ceux qui sont morts de la COVID – ont été incinérés, peu importe leurs dernières volontés. Certains proches ont eu la possibilité d’organiser de mini funérailles, mais à deux mètres de distance. C’est un événement rempli de contraintes : on ne peut pas se toucher, on ne peut pas se serrer dans nos bras, on ne peut pas inviter toutes les personnes qu’on aurait eu besoin de voir…
Pourtant ce qui est important, dans un rituel comme des funérailles, c’est que les gens viennent nous voir et qu’ils nous offrent leurs condoléances. Le message qu’ils envoient à ce moment-là est : « Je reconnais ta peine et je suis là pour toi. Je partage ta peine et je te montre que tu es une personne importante pour moi. » C’est très puissant. Ils sont présents devant la souffrance de l’autre. C’est une forme de ratification sociale du deuil, une forme de reconnaissance très importante dans le processus de deuil.
La pandémie nous a obligés à nous isoler. Il y a donc eu peu de cette reconnaissance. De plus, tous les décès se sont noyés dans une mare de statistiques : il y a eu une quasi-banalisation du deuil. Qu’est-ce qui est plus banal que d’avoir perdu ses grands-parents dans un CHSLD? On ne reconnaît pas le fait que la souffrance de la perte est encore plus difficile en raison du contexte de pandémie.
D’un autre côté, il y a ceux qui attendent toujours les funérailles, parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité d’en faire. Cette situation crée un effet de deuil en suspens. Le processus de deuil ne peut pas vraiment commencer, parce qu’il manque les étapes les plus importantes.
On ne parle plus de besoins ni de valeurs…
Les valeurs sont importantes, parce qu’elles donnent un sens à tout ça. Elles sont centrales dans la question du deuil pandémique, parce que, sans elles, les gens vivent du regret, de la culpabilité, ils ressentent de la confusion.
Ça crée aussi le sentiment que le décès est plus ou moins réel. Il y a des gens qui ont de la difficulté à intégrer tout ce qui s’est passé. Ils comprennent mal, ils ont eu peu ou pas d’informations sur les circonstances de décès de leur proche.
D’autres ont vu des soins de fin de vie prodigués très rapidement à leur proche, dans le but d’éviter des complications. Ces gens-là n’ont pas eu le temps de s’y préparer et de comprendre ce qui se passait… Ils ne peuvent pas facilement boucler la boucle.
Peut-on prévenir les bouleversements liés aux deuils en temps de pandémie?
Oui, certainement. Pour contrer l’isolement et la non-reconnaissance sociale du deuil, il faut mettre sur pied des communautés virtuelles, organiser des événements de reconnaissance, etc.
Pour illustrer mes propos, je dis souvent qu’essayer de faire son deuil en contexte de pandémie, c’est un peu comme essayer de trouver la signification d’une histoire dans laquelle il manque les deux ou trois chapitres les plus importants. Donc, le fait de permettre aux gens de se raconter en leur laissant l’espace nécessaire, leur donner de la reconnaissance peut les aider beaucoup.
Comment aider une personne qui traverse un deuil, particulièrement en cette période de confinement?
Globalement, on préconise :
1. Une écoute généreuse
Si la personne a besoin de pleurer et de se raconter, de redire à quel point elle est dans le regret et la culpabilité, il faut accepter ce récit, lui permettre de le raconter.
2. Une présence continue
Souvent, les gens vont être très, très présents au début, dans les premiers jours. Ensuite, le soutien s’estompe. La personne endeuillée, qui doit affronter le fait de devoir vivre sans l’autre, est livrée à elle-même.
3. Une aide concrète
Il faut aider la personne endeuillée à organiser son quotidien, ses repas, etc. Certaines personnes vont avoir de gros troubles de sommeil, de la difficulté à s’alimenter, à revenir au travail… Donc, n’importe quel soutien concret peut être très utile.
Parler de la mort peut créer un malaise. Est-ce que le contexte de pandémie nous oblige à faire face à ce malaise?
Absolument. Du moins, il l’a mis en lumière. Parce qu’on revient à la nécessité d’offrir une écoute généreuse à la personne endeuillée, même si ça devient malaisant. La souffrance fait partie de la vie, de l’humain. On ne la glorifie pas : on la reconnaît et on apprend à vivre avec. Encore une fois, la reconnaissance, c’est ce qui fait en sorte qu’une personne va pouvoir entamer son processus de deuil.
Comment savoir si notre deuil devient pathologique?
Les premiers temps, il se peut qu’on ait quelques bonnes journées et d’autres moins, au cours desquelles on ne mange pas, on ne dort pas ou ça ne va tout simplement pas… Mais si ça s’améliore ensuite, tout est normal. Parce que, normalement, on a des hauts et des bas. La plupart des gens disent qu’ils ont recommencé à mener une vie à peu près normale au bout de trois mois, même s’il leur arrive encore de passer une très mauvaise journée.
Par contre, si après plusieurs semaines, on éprouve toujours de la difficulté à fonctionner, soit de la difficulté à s’alimenter, à dormir, à s’occuper de ses enfants, etc., il serait peut-être pertinent d’aller consulter. Si, au fil des semaines ou des mois, notre détresse ne diminue pas du tout, qu’on est toujours aussi souffrant qu’on l’était la première semaine, c’est peut-être un signe qu’on a besoin d’un soutien supplémentaire.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur J’accompagne?
Il s’agit essentiellement d’un projet de recherche qui est à la fois participatif et créatif. C’est-à-dire qu’on ne fait pas de la recherche sur les endeuillés, on fait de la recherche avec les endeuillés, pour les endeuillés.
Les gens qui participent à notre projet de recherche vivent un deuil en contexte de pandémie. On a fait une première entrevue avec eux, et on a gardé contact avec eux. Quand ça fait 3 mois, 6 mois et 12 mois que leur proche est décédé, on leur envoie nos condoléances, on reconnaît le deuil, on propose des rencontres.
Dans un autre projet créatif, les gens sont amenés à réaliser une œuvre. Ça peut être une photo ou n’importe quoi en lien avec leur processus de deuil. Puis ils partagent ça ensemble. Il y a donc du soutien qui naît naturellement de tout ça.
De plus, on a mis sur pied une communauté de pratique, composée notamment d’intervenants, de réseaux communautaires ou privés, de réseaux de la santé, pour que les gens puissent communiquer. On essaie d’être le plus efficace et le plus pertinent possible dans nos références.
On fait également de la formation sur le deuil pandémique auprès des intervenants de première ligne. On veut les aider à mieux comprendre les particularités de ce type de deuil. Derrière ce projet, il y a la volonté de rendre le sujet du deuil moins tabou dans notre sphère sociale.
Vous vivez un deuil? On peut vous aider.
Plusieurs ressources existent pour vous accompagner durant cette période souffrante :
- Les bottins exhaustifs de ressources du projet J’accompagne sont mis à jour sur son site internet.
- Vous pouvez également écrire à la professeure Vachon pour partager votre témoignage, demander du soutien ou lui poser une question au moyen du formulaire de contact, que vous trouverez sur jaccompagne.ca.
- Au Québec, la ligne Le Deuil est offerte gratuitement, 365 jours par année, de 10 h à 22 h au 1 888 533-3845.
- Le site Mondeuil.ca compile de nombreux témoignages et propose une liste de ressources pour aider à mieux comprendre et à surmonter un deuil.
- Et, bien sûr, Info-aidant reste à votre disposition pour vous 7 jours sur 7, de 8 h à 20 h, par téléphone, au 1 855 852-7784, ou par courriel.