Les amoureux-aidants sur les petites routes

05 février 2022

Les amoureux-aidants sur les petites routes

Conversation avec Carmen Lemelin, professeure, chercheuse et psychologue. Elle vient de terminer une recherche-action sur les relations amoureuses des couples aînés en contexte de proche aidance avec une équipe de chercheuses du Centre collégial d’expertise en gérontologie.

amoureux-aidant

Quel est « le problème » de recherche sur lequel vous avez travaillé?

Grâce à la recension des écrits, nous avons constaté que peu de recherches avaient été réalisées sur le sujet des relations amoureuses et intimes dans la proche aidance. Les intervenants en contact avec les personnes proches aidantes se concentraient sur les dimensions individuelles : l’accès aux services, l’équilibre de vie, etc. Les dimensions relationnelles de la personne proche aidante avec son ou sa conjoint.e aidé.e étaient rarement abordées par les intervenants. D’ailleurs, même s’ils avaient voulu travailler cet aspect avec les couples, ils n’étaient pas assez outillés pour le faire.

La recherche-action qui a suivi a donc eu pour but d’outiller les intervenants. Nous avons fait du recrutement, organisé des ateliers et interrogé des couples sur ce sujet. Je voulais entendre ce que les intervenants entendent. Et là, nous nous sommes rendu compte que les proches aidants et les couples avaient énormément de choses à dire.

Je m’attendais à ce que les participants aient des réserves quand viendrait le temps de parler de sexualité, mais nous sommes tous tombés en bas de nos chaises! En fait, les gens ne sont pas gênés du tout de parler de leurs manifestations d’affection, de leurs problèmes et de ce qui les inquiète dans leurs relations intimes. Certains ateliers ont donné lieu à des échanges sur des pratiques sexuelles pointues. Des intervenants étaient sidérés! Ça montre que lorsqu’il y a une ouverture et un cadre, les gens sont contents et à l’aise de s’exprimer sur un tel sujet.

Comment les ateliers se déroulaient-ils?

Je disais aux couples que j’avais besoin d’eux : les experts, c’était eux! Je suis toujours à l’affût et à l’écoute de ce qui est peu visible sur le terrain. Je travaille en recherche-action : avec le terrain, avec les acteurs concernés, avec les intervenants. Puis, je proposais une discussion autour de trois questions :

  1. Quels changements avez-vous constatés depuis qu’un des membres de votre couple fait face à la maladie?
  2. Quels sont vos défis de gestion pour concilier les deux rôles de ce que j’appelle un « amoureux-aidant »?
  3. Auriez-vous des trucs, des conseils? Qu’est-ce qui marche ou qui ne marche pas?

Quels sont les défis évoqués dans l’atelier?

Les gens soulèvent le problème de la routine. Avec la maladie, le quotidien change. Comme différentes personnes – dont des aides à domicile – vont et viennent à la maison, le couple n’a presque plus de moments à deux. Il y a aussi les petits pépins techniques qui gênent les manifestations d’affection, par exemple quand la personne malade dort dans un lit médicalisé. Le couple ne dort plus ensemble, ne partage plus tous ces instants d’intimité entourant le réveil, le matin… Je pense aussi à ce couple qui marchait plusieurs kilomètres par jour en se donnant la main. Aujourd’hui monsieur se déplace en déambulateur. Quand madame en parle, dans l’atelier, elle a les larmes aux yeux.

Les proches aidants décrivent également les rôles qu’ils jouaient avant la maladie de leur conjoint.e. IIs étaient bénévoles ici et là, ils s’occupaient des petits-enfants... Maintenant, avec le rôle de proche aidant qui prend de plus en plus de place, ils doivent faire de nombreux deuils.

Ils évoquent aussi le volet communication dans le couple. Entre les traitements, les soins, les rendez-vous, des couples se rendent compte qu’ils ne parlent plus que de la maladie. Un homme nous confie : « J’aimais embrasser ma femme. Je ne sais pas ce qu’il y a dans ce médicament, mais son haleine est maintenant à tuer les mouches. J’aimerais la bécoter, mais comment lui dire…? Je suis tanné de lui donner des becs sur la joue. » On veut briser ces non-dits, mais on ne sait pas comment s’y prendre sans blesser l’autre ou nommer ce qu’on trouve difficile dans l’intimité. On ne veut pas en rajouter. Finalement, ce sont les manifestations d’affection qui écopent.

Enfin, les gens abordent la question de la condition médicale qui a des conséquences concrètes sur la sexualité. Les pratiques d’avant n’ont plus cours. Le couple doit les réinventer.

Comment gérer le changement et préserver l’amour? Est-ce vraiment faisable?

Quand on est amoureux-aidant, se reconnaître proche aidant aide à diminuer le sentiment de culpabilité. Je pense aussi que les couples ont tendance à vouloir s’adapter trop vite. Qu’est-il possible et impossible de récupérer dans notre ancienne vie de couple, notre ancienne bulle dans laquelle on était si bien? Conservons ce qu’il est possible de garder et modifions ce qui doit être changé en fonction de nos limites. Si je ne peux plus voyager, soit je fais un gros deuil, soit je réfléchis au but initial de ce voyage. Ce projet n’est peut-être pas récupérable intégralement, mais il y a sûrement des moyens d’atteindre le même but par un autre chemin. Au lieu de prendre l’autoroute, prenons les petites routes!

J’ai eu envie de remplacer le titre de votre article de recension des écrits sur le maintien d’une relation amoureuse pour les couples aînés en contexte de proche aidance par « Rester amoureux "grâce" au contexte de proche aidance ». Est-ce une bonne idée?

Oui, mais les couples ne sont pas tous rendus au même point. La maladie en a éloigné certains. Il y a parfois de la colère, parce qu’ils ne peuvent plus réaliser certains projets à deux. Par ailleurs, les problèmes de couple qui existaient avant la maladie ne disparaissent pas avec elle!

D’autres couples, par contre, me disent qu’ils sont encore plus proches qu’avant, qu’ils réussissent à s’adapter à la nouvelle réalité. Ils forment une équipe face à la maladie, à l’ennemi commun. Ils se battent ensemble et restent amoureux.

Là où c’est vraiment difficile, c’est lorsque le couple est aux prises avec une maladie neurocognitive. La conciliation amoureux-aidant disparaît, et l’aidant doit commencer à faire un deuil blanc, comme le montrent ces témoignages : « La personne qui est devant moi n’est pas celle que j’ai épousée, je ne la reconnais plus, je ne suis plus séduite par elle », « Je ne sais plus si j’ai le goût de m’investir avec cette personne, je ne sais plus si je suis vraiment encore amoureux » ou « Comme il est là, jamais je ne l’aurais marié, ce n’est pas le genre de personnes qui m’intéresse! ». Parfois, la situation est un peu plus plaisante, comme dans le cas de cette dame qui racontait que son mari, devenu un grand romantique, s’était mis à la courtiser comme jamais!

Dans l’atelier, on veille à ne pas faire naître de culpabilité chez les couples. C’est bien beau de rester amoureux, mais pour certains, ce n’est ni facile ni possible. Il faut accueillir ces réalités de proches aidants, être à leur écoute et apprendre d’eux.

Les trucs et astuces des amoureux-aidants

  1. Revoir les projets de couples. On ne peut plus aller au chalet et les voyages… n’en parlons pas ! Comment faire pour que notre couple soit vivant? Je leur conseille de revenir à l’objectif initial du projet. Par exemple, nous avions le projet de rénover un chalet. À quoi servaient ces rénovations? À rassembler la famille? Comment réunir de nouveau la famille même si ce n’est plus possible de le faire au chalet? Comment vivre encore de beaux moments ensemble?
  2. Garder des activités qui rapprochent, qui aident à cimenter la relation. Vous jardiniez ensemble et ne le pouvez plus? Faites un petit jardin intérieur. Mettez un petit bac de terre dans la maison et quelques plants ici et là. Ce n’est peut-être pas aussi satisfaisant qu’avant la maladie, mais l’important est de faire une activité plaisante ensemble.
  3. Conserver des gestes d’affection. Le couple a le goût de voyager, mais le lit médicalisé de monsieur représente désormais un obstacle de taille. Il est évident qu’ils devront renoncer à leurs projets. Madame voit alors l’annonce d’un reportage télévisé sur le pays qu’ils voulaient visiter. Elle organise donc une soirée télé. « On se met tout nus, on s’assied sur le divan, on se fait notre soirée, on se colle, on se bécote... », raconte-t-elle. J’ai trouvé cette idée tellement belle!
  4. Limiter le temps alloué aux discussions sur la maladie. On ne parle pas uniquement de maladie dans notre couple; on ne se laisse pas envahir par elle!
  5. Ne pas avoir peur de changer sa routine. On fait des essais de petits changements et l’on se donne le droit de modifier certaines choses pour que ça aille mieux dans le couple.
  6. Gérer son réseau. Certains couples évoquent une aide de l’entourage tellement efficace qu’elle en devient envahissante. Ils partagent ce truc avec nous : il suffit de faire signe lorsque le besoin s’en fait sentir. À l’opposé, on suggère aux couples qui se retrouvent isolés, car mal à l’aise de parler de la maladie, d’organiser un buffet. On invite des gens chez soi, tout le monde apporte quelque chose, puis on crève l’abcès : on parle de la maladie, oui, mais on change ensuite de sujet.
  7. Demeurer une équipe et continuer à se soutenir l’un l’autre. Quand quelque chose ne va pas, je le dis à mon conjoint ou à ma conjointe en nommant les choses. Si je suis écoeuré.e, au bout du rouleau, je le dis! L’autre me prêtera une oreille attentive et une épaule compatissante, ce qui calmera les émotions et nous permettra de rester solidaires dans l’aventure. Certains déclarent que ça les a même rapprochés, parce qu’ils sont maintenant capables de nommer où ils en sont chacun sur le plan des émotions.
  8. Arrêter de vivre dans l’avenir. Aujourd’hui, c’est une belle journée, mon amoureux ou mon amoureuse n’a pas trop de symptômes. Que peut-on faire ensemble, pour nous? Une dame parle de son conjoint qui a reçu le diagnostic d’une maladie qui ne lui laisse qu’un certain temps à vivre. Pendant deux semaines, ils n’ont pas dormi parce que trop stressés. Puis ils ont décidé de profiter de chaque journée et d’arrêter de penser à demain. Elle suggère une gymnastique d’équilibre : j’ai des informations, je sais ce qui arrive, mais aujourd’hui, ça va relativement bien, alors je vis!

Propos recueillis par Karine Cloutier, chargée de projets aux communications à l’Appui pour les proches aidants. Un grand merci à Carmen Lemelin pour cette chaleureuse conversation!

Carmen Lemelin est professeure, chercheuse et psychologue au Centre collégial d’expertise en gérontologie du Cégep de Drummondville. Experte des couples aidants (conjoints aidants de leur amoureux ou couples aidants d’un enfant adulte non autonome), elle travaille présentement à un projet de recherche étudiant une approche sensorielle pour les couples dont l’un des membres a la maladie d’Alzheimer : comment garder l’expression affective dans le couple?

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